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💬 Les Revestois racontent - Tourris et les Aludes par Lucien Mingeaud




Par Lucien Mingeaud (Texte publié en 1979)


Depuis peu, nous avions quitté notre baraque de chantier pour prendre possession de nos bureaux définitifs, confortables et fonctionnels, édifiés "en dur" sur un terre-plein réalisé à l'entrée du futur "Centre de stockage de TOURRIS", zone réservée au plan de masse pour la construction ultérieure des bâtiments de Commandement et des Services Généraux.

Assis à mon bureau, je procédais à l'une des tâches essentielles, mais combien fastidieuse, qui m'incombait chaque fin de mois : celle consistant à la prise en attachement des travaux exécutés, documents nécessaires à l'établissement des situations financières.
Le chantier proprement dit se trouvait alors à plusieurs centaines de mètres de nos bureaux ; les bruits assourdissants des perforatrices et des engins de terrassements nous parvenaient de ce fait très amoindris. Toutefois, les explosions des tirs de mines étaient toujours perçues très nettement, d'autant qu'elles étaient régulièrement accompagnées de vibrations sourdes, fidèlement transmises par le terrain jusqu'aux fondations de notre immeuble. C'est pourquoi je regardais à nouveau ma montre-bracelet, inquiet de constater que l'heure réglementaire du tir de la volée du matin était dépassée d'un bon quart d'heure.

Un contretemps dans ce domaine de l'explosif est toujours préoccupant et décidais donc d'aller ne rendre compte sur le terrain des raisons de ce retard. Je m'apprêtais à prendre la "Prairie", voiture de chantier mise à notre disposition (déjà bien fatiguée d'un long séjour outre-méditerranée dont elle ne s'était d'ailleurs jamais remise), lorsque mon attention fut attirée par une silhouette furtive, entrevue un court instant au travers d'un rideau de petits chênes verts envahis inexorablement par une "horde" de ronces aux épines acérées dures comme l'acier trempé.

Pas de doute, malgré les risques encourus, dûment signalés par les panneaux interdisant l'accès du chantier, un intrus avait à nouveau passé outre et pénétré sur le Terrain "Marine".

Les trois coups de corne réglementaires, annonciateurs du tir de mines, ayant entre-temps retenti, suivis par l'explosion libératrice de la volée de dynamite, désormais pleinement rassuré et disponible, je décidais d'intervenir auprès du contrevenant afin de l'admonester et l'inviter à rebrousser chemin illico. Je m'engageais donc prudemment à mon tour sur le sentier à peine dégrossi emprunté par l'indésirable en m'efforçant de mettre fidèlement en pratique la méthode qu'utilisaient jadis les Sioux pour suivre à distance les "visages pâles" égarés sur leur terrain de chasse.
Les basses branches, épineuses par surcroît, qui m'obligeaient à me plier en équerre, les jambes fléchies, le tronc à l'horizontale, la tête à un mètre à peine du sol, semblant chercher les traces éventuelles du poursuivi, m'en faisaient donner certainement une parfaite illusion.

Je fis ainsi plusieurs centaines de mètres sans voir mon "gibier" ni même le pressentir. Perplexe, je m'arrêtais, retenant ma respiration et prêtais l'oreille pour essayer de percevoir le moindre bruissement anormal.

Heureuse initiative ! Localisé à quelques mètres seulement, un souffle rauque suivi d'une quinte de toux d'arrière gorge trop longtemps contenue, précédant un juron prononcé à mi-voix, m'assurèrent de la présence, toute proche, de celui que je pistais à son insu.

Alors que je m'apprêtais à l'interpeller je remarquais à deux pas devant moi, en bordure du sentier, posé à même le sol au centre d'un cercle de cinquante centimètres de diamètre environ, soigneusement débroussaillé, un piège à oiseaux, bien en évidence, semblant trôner sous l'éclairage des rayons de soleil filtrant au travers de la végétation qu'une main experte avait éclaircie par endroits à cet effet.

Le piège était armé. Il portait dans la petite pince centrale, semblable à un mini corset ayant la forme d'un huit ouvert à sa partie supérieure, la fourmi ailée servant d'appât. Celle-ci gesticulait à souhait, à tel point qu'on aurait pu, avec un peu d'imagination, la comparer à un champion de natation faisant une démonstration de brasse et de crawl confondus. Efforts vains car la malheureuse bestiole était condamnée à faire la "planche" jusqu'à ce que ses ailes fragiles aux admirables reflets irisés par les rayons de soleil, véritables miroir aux alouettes, attirent inévitablement l'attention du premier rouge-gorge voletant par-là lequel, insectivore invétéré et fin gourmet, quitterait hélas ce monde en compagnie de son innocence victime - bien maigre consolation !
Je décidais de laisser le braconnier terminer la pose de ses pièges et de lui réserver une petite surprise dont il se souviendrait, à coup sûr, longtemps.

Je regagnais donc avec beaucoup de précautions mon bureau d'où il me fut aisé, après une courte attente, d'observer le retour du délinquant lequel, à ma grande surprise, se trouva être ... IEU !
Ainsi, à sa panoplie de parfait "cassaïré" il fallait ajouter à son actif la pratique des "fers", l'usage de ces derniers rigoureusement interdit par la loi et sévèrement réprimé, avec juste raison.

Je me devais, par amitié pour IEU et dans son propre intérêt, de lui ôter à jamais l’envie d'exercer à nouveau ce type d'activités répréhensibles, tout au moins sur les terrains de la Marine ce qui réduirait d'autant son champ d'action et les risques encourus.

Après avoir estimé IEU suffisamment éloigné, je me dirigeais à nouveau vers le lieu du délit. Hélas, le premier piège que je vis avait déjà assuré avec succès le rôle qui lui avait été assigné : un malheureux rouge-gorge, son frêle cou enserré dans le carcan du piège, ses ailes largement déployées, ses petits yeux ronds grands ouverts dont la brillance se ternissait progressivement au rythme de la vie qui le quittait, finissait de se débattre par petits soubresauts et se raidissait dans la mort. La fourmi ailée restée dans son bec effilé lui faisait de ses ailes comme une petite moustache argentée incongrue. Tout secours était inutile. Après avoir récupéré le pauvre passereau au corps déjà refroidi je réarmais aussitôt le piège et plaçais comme appât une vulgaire fourmi NON AILÉE qui déambulait par là en corvée de ravitaillement et qui allait certainement déchanter, pour une fois, de ne pas être née cigale. Bien entendu, j'opérais de la même façon sur chacun des autres pièges. La "chasse" avait été bonne. Deux douzaines de rouges-gorges, mésanges, têtes-noires garnissaient les poches de ma canadienne.

Vers les onze heures, IEU se faufila à nouveau dans la sente en sifflotant une "Madelon" approximative et m'apercevant me fit, comme pour s'excuser de la liberté qu'il prenait, un grand geste amical pour bien montrer qu'il n'avait rien à cacher et que seul le désir de "faire un tour" l'avait poussé à s'égarer jusque-là.

Des qu'il eût disparu, je bondis dans la "Prairie", démarrais aussi vite que la voiture le permettait, empruntais un chemin détourné créé par les passages répétés des engins du chantier. Après un dernier "cent mètres" parcouru en un temps record, j'arrivais enfin aux abords immédiats du "terrain de chasse" de IEU et me cachais au pied d'une "tousque", le cœur battant un peu plus vite qu'à l'accoutumée. Je n'attendis pas longtemps. Tel un solitaire pourchassé par la meute, écartant les branches de ses mains aussi larges que des battoirs de lavandières, il avançait à grandes enjambées, en grommelant ses jurons favoris : - Bougre de … ! Si jamais il me tombe sous la main … il verra où je lui "foutrai" son "tube d'aspirine" *1 ! Me faire ça ... à moi ! Et vendre des "aludes" *2 avé des ailes qui tiennent pas ! Espèce de voleur ! Espèce de … !

II arriva enfin au dernier piège. Bien entendu celui-ci arborait également sa grosse fourmi amputée de ses ailes. J'attendis qu'il s'en saisisse et le place dans sa musette de toile grossière qu'il portait en bandoulière. C'est alors que d'une voix de stentor je criais : - Ah ... Ah ! C'est donc vous le braconnier ! Votre compte est bon ! Cela va vous coûter cher !
Croyant avoir affaire au garde-chasse chargé de la surveillance au secteur, IEU se catapulta à la verticale comme s'il avait une fusée au derrière, semant tous azimuts ses pièces à conviction et amorça, dès qu'il eût repris contact avec le sol, un début de fuite éperdue précédée d'un dérapage contrôlé, digne du circuit automobile du CASTELLET.

Un « HALTE LA ... OU JE TIRE ! » le figea sur place.

Il n'osait même pas se retourner, serrant à coup sûr ses fesses comme jamais il ne l'avait fait jusqu'alors. Ses caleçons en porteraient certainement la preuve et les marques irréfutables pendant plusieurs jours car à l'instant il venait d'attraper la plus belle "cagagne" (*3) de sa vie.

Je le laissais dans cette position inconfortable pendant quelques instants, puis reprenant ma voix et mes intonations habituelles, je lui dis, en hypocrite que j'étais : - Excusez-moi, Monsieur MARIUS, je ne savais pas que c'était vous qui "caliez", tout à l'heure, quand je vous ai vu passer je croyais que vous alliez aux champignons. Alors ... ça a marché ?

Un silence. Le temps qu'il reprenne une partie de ses esprits en désordre. - Coquin de sort ... vous pouvez vous vanter de m’avoir fait peur ! J'en tremble encore ! Si je ne suis pas resté sur le carreau ... c'est que je ne suis pas cardiaque ! Puis, après avoir respiré profondément afin de réoxygéner ses poumons défaillants, à la limite de la suffocation ; - Comment voulez-vous que ça marche ... avec des "aludes" pareilles ? Ce matin, elles étaient normales, avec des ailes qu'on aurait dit des cerfs-volants … tant elles étaient ÉNORMES ! … et maintenant cherchez les ... les ailes ... si vous en trouvez une paire ... faites moi signe !
- Calmez-vous Marius ! ... j'ai remarqué ce matin, près de l'auberge, une fourmilière. Des "aludes" en sortaient pour profiter du soleil ... peut-être que…?

Il m'arrêta net d'un geste dédaigneux : - Je les ai vues aussi !... mais elles sont trop petites ... elles "tiennent" pas sur le piège ... elles sont à peine bonnes pour FINE ... la bergère ... celle du château ... vous connaissez ?

J'appris ainsi que IEU n'était pas le seul à s'offrir de temps en temps le luxe de bafouer la loi et ses représentants. Nous nous quittâmes alors, chacun de notre côté ... pas pour longtemps.

Je venais d'arriver à l'auberge St-Jean pour y déjeuner, lorsque IEU y pénétra à son tour, tête basse, le visage encore marqué par les stigmates de la peur. N'osant raconter sa mésaventure du matin, persuadé toutefois de ma neutralité bienveillante, d'un air dépité il annonça à la cantonade :
- C'est le monde renversé ! … y a plus de saisons ! … je me demande où sont passé les becs fins cette année ? Sur plus de deux douzaines de "fers" ... pas un ! Pourtant avec les "aludasses" que j'y ai mis ! ... de la belle marchandise comme ça ! .... c'est à vous dégoûter !"

C'est alors que le Gaulois pour lequel, bien entendu, IEU "travaillait" ce jour là, d'un air détaché, tendit à son employé occasionnel un paquet dont l'emballage, bien ficelé, était constitué de quelques feuilles de papier journal : - Tiens ... tu n'aurais pas perdu ÇA ... par hasard ?

«IEU», l'air dubitatif, "radiographia" le paquet avec inquiétude, puis s'en empara en dodelinant astucieusement de la tête de façon si vague et peu marquée que les mouvements pouvaient être interprétés aussi bien comme étant des marques certaines d'approbation que des signes évidents de négation. Cette façon de procéder lui permettait ainsi de réserver sa réponse finale jusqu'à la découverte du contenu.
Lorsque, de son inséparable couteau de poche, il eut coupé les ficelles de raphia qui ceinturaient le paquet et qu'il vit en plein milieu des feuilles de journal largement déployées, les deux douzaines de "petits" récupérés par mes soins : IEU fut comme pétrifié.
En ce moment précis, un encéphalogramme du malheureux donnerait certainement des résultats inquiétants. Si son cerveau avait été un ordinateur, nul doute que plusieurs de ses transistors et autres composants n'auraient pu longtemps "tenir le coup" sous l'avalanche des questions extravagantes qu'il subissait nécessitant des réponses immédiates.

Bien entendu le cerveau de IEU, non habitué à de tels efforts n'y résista pas. Cela eut pour effet visible une suite de changements brutaux de la couleur de son visage qui prit successivement, mais dans un ordre dispersé, les sept couleurs conventionnelles de l'arc-en-ciel mais aussi quelques autres "par dessus le marché" qu'aucun artiste peintre aussi génial soit-il ne pourrait jamais créer sur sa palette.

Alors, le Gaulois, qui justement n'avait pas encore piqué sa fameuse colère journalière, ne laissa pas passer l'occasion qui lui était ainsi donnée d'être fidèle à ses habitudes :

- Espèce de grand couillon ... tu devais être encore complètement "empégué" pour croire que les gens de la Marine sont nés de la veille ... Ils sont moins bêtes qu'ils en ont l'air (je pris ces paroles pour un compliment) ... Tiens tu me fais pitié ! … C'est tout juste bon à garder les chèvres ... et ça veut "caler" ! Pôvre France ! Écoute bien : si la prochaine fois tu te fais encore prendre, c'est pas la peine de remettre les pieds ici … Je ne veux pas que tu aie fasse honte !

IEU, anéanti, ne put en entendre davantage. Heureusement pour lui, il n'était pas né Samouraï car nous aurions alors assisté, séance tenante, à un hara-kiri digne d'un gros plan d'une super production "made in Hollywood". Il se contenta donc de sortir aussi dignement que possible, le temps de reprendre ses esprits et de se redonner une contenance.

Par la suite, quoique l'ayant mis au courant lors d'un tête-à-tête amical devant un pastis, jamais il ne me tint rigueur du tour que je lui avais joué en remettant à son "employeur" le produit de sa chasse. C'était là un des aspects de son caractère. Il n'était pas rancunier.

Bien entendu, je suis persuadé qu'en plusieurs occasions il a dû depuis prendre sa revanche en passant outre à l'interdiction de "caler", mais chaque fois en mettant en pratique les conseils de prudence formulés par l'aubergiste.
Quant aux "petits", ajoutés à d'autres malheureuses victimes, ils firent partie, en temps voulu, du menu de quelques rares privilégiés qui s'en régalèrent comme il se doit.
Je vous laisse le soin de deviner si je fus un de ceux-là.


1 Court tronçon de roseau, coupé au-dessus d’un nœud, servant de fond, et bouché à son extrémité libre par un bouchon de liège, et dans lequel on transporte les fourmis ailées.
2 Fourmis ailées, en langue provençale.
3 Diarrhée

NDLR : le Gaulois, l'aubergiste, c'était bien sûr Jean Baudissere.




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